I / Jeunes années : Le Manoir Al Taïrir.Minuit pile sonne à la grande pendule baroque du salon, l’enfant qui vient de naître ne crie pas. Il se contente d’observer de ses yeux ronds le monde qui l’entoure. Dans le manoir familial, seule une pièce est éclairée. À travers l’entrebâillement de la porte, une femme s’agite : ses yeux sont entourés de petits sillons creusés par le temps et une mèche grise s’échappe de sa coiffe blanche. Elle enlève des gants maculés de sang et les dépose dans la corbeille, puis ouvre une armoire et s’empare d’un drap blanc. Allongée sur une banquette, le front perlé de sueur, la mère fronce les sourcils, elle ne jette pas un regard à l’enfant qu’elle porte entre ses bras secs. L’infirmière lui propose d’une voix douce, qu’elle emmaillote elle-même son fils. Le refus fuse, elle a autre chose à faire que de s’occuper d’un elfe nouveau-né, soit-il son fils ou non. De ses yeux bleus perçants, le nourrisson observe sa génitrice s’éloigner de lui alors qu’il est soulevé. Instinctivement, il hoquète pour protester mais celle qui lui a offert la vie a déjà disparu.
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Le petit garçon est assis sur l’épais tapis qui recouvre le sol de la cuisine. Il a la peau pâle, un visage tout à fait angélique encadré par d’aériennes mèches rousses. Il semble impassible, mais en vérité son expression figée traduit une intense émotion. Ses mains habiles ne cessent de retourner dans tous les sens un petit rouage argenté qui viendra compléter le mécanisme d’horlogerie posé face à lui. Son geste s’arrête : il a trouvé la bonne position, une lueur s’allume dans ses yeux alors qu’il rapproche doucement le rouage du montage. Mais une voix rude tonne soudain, l’arrêtant :
« WARREN. VIENS TOUT DE SUITE MANGER. C’EST LA DERNIÈRE FOIS QUE JE ME RÉPÈTE. »
L’enfant lève les yeux. À quelques mètres de lui, assis à une table de bois massif sont rassemblés les quatre autres elfes de la puissante famille Al Taïrir. Son père, l’auteur du coup de tonnerre, un homme intolérant et extrêmement autoritaire le contemple de ses yeux émeraude. Alessa Al Taïrir, sa brillante femme mais autrement égocentrique ne daigne lever les yeux tandis que le patriarche quitte la table et se dirige à grand pas vers son fils. Il l’empoigne sans ménagement par le col et le redresse violemment. Warren tremble de tout son corps, mais pas un mot ne lui échappe. Il se laisse secouer puis balloter jusqu’à sa chaise.
Les excès de violence du maître de maison ne sont pas particulièrement courant mais ils le sont assez pour n'entraîner aucune réaction de la part de son second fils et de sa fille : Lucian et Eklela. Aussi, cette dernière à peine le calme fut retombé, reprit son discours romanesque contant ses aventures dans la forêt proche. Lucian, lui, se contente de repositionner ses lunettes sur son nez aquilin et de porter sa fourchette à sa bouche.
La servante entre, apportant le plat fumant. Elle jette un coup d’œil inquiet au cadet de la famille, toujours muet puis retient un léger soupir. Il ne touche pas à son assiette, perdu dans la contemplation des deux gouttes rouges qui perlent à la surface de son index, là où les pointes du rouage se sont enfoncées.
II/ Hiver glacial : L’accident La neige tombe doucement du ciel, recouvrant le sol d’une couche moutonneuse. La porte du manoir s’ouvre sur un enfant de six ans, il se retourne une dernière fois vers l’intérieur, lance deux mots puis sort. Ses gestes sont étrangement fluides alors qu’il s’enfonce de plusieurs centimètres dans la poudreuse. Des volutes de fumée s’échappent régulièrement de sa bouche et quelques flocons viennent se déposer sur ses longs cils.
Il sait exactement où il veut aller mais ne se presse pas, observant souvent le ciel, se baissant parfois pour observer de plus près les traces d’un oiseau. Lorsqu’il arrive enfin à son but, son sourire s’illumine. La surface du lac est totalement gelée, les feuilles des arbres sont couvertes de givre... Warren s’assoit un instant pour écouter la nature silencieuse. Emmitouflé dans un épais manteau, seul son visage est exposé à la morsure du froid, mais malgré ses lèvres gercées et ses joues rougies, il est bien.
Le jeune elfe a envie de s’aventurer sur la glace : le thermomètre est en dessous de 0 depuis quelques jours, elle doit être solide. Il s’approche et pose délicatement un premier pied. Les pas s’enchaînent de plus en plus aisément et le mènent jusqu’au milieu. C’est étrange, ce confus sentiment de puissance et de magie : marcher sur l’eau... Mais un léger craquement retentit et soudain le rêve se brise avec la glace.
Flottement...La glace s’est refermée et la mort l’a touché de ses doigts. Il ne se rappelle plus de rien, il s’est réveillé dans son lit, sain et sauf, recouvert de deux épaisses couettes. Mais l’imagination et l’angoisse ont fait le reste...
III/ School : La découverte du donWarren entra dans la classe quelques minutes après les autres. Sa nervosité était apparente à travers le mouvement de contraction répété de ses mains mais il se força à ne pas fuir tout de suite. Il remarqua une table libre, contre la fenêtre et s’y dirigea rapidement pour ne pas dire s’y précipita. Il avait fait l’effort de s’intéresser à la mode, pour se fondre plus facilement dans la masse, les moyens financiers aidant si bien qu’il était à présent l’un des « mieux » habillé de sa classe.
L’adolescent, âgé de 14 ans, sortit sa trousse, qu’il positionna en haut à droit de sa table et son cahier. Le cours commença, mais lui ne cessa de balayer la classe du regard. Il compta le nombre de filles, le nombre de garçons : 14 et 12. Il retint les styles de vêtements, les nuances des couleurs de cheveux et de peau, les courbes et les positions de jambes. Warren était doué d’une étonnante mémoire mais également d’un sens aigu du détail. Il avait toujours eut un peu de mal à s’intégrer et s’était fait qualifié plusieurs fois d’inadapté à la société... le problème était qu’il était tout à fait intelligent et savait exactement ce que cela signifiait.
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Au milieu du dortoir endormi, l’elfe passait une nuit agitée. Il ne cessait de secouer la tête, de changer d’expression et de crisper les orteils. Dans sa tête les images de son rêve se brouillaient et passaient d’une scène à une autre sans suite logique. Une fois, un lac glacé, des tons bleutés et angoissants, l’autre une chambre aux couleurs chaudes et à la douce tiédeur, attachée à celle-ci, une salle de bain d’où s’échappait une étrange mélopée féminine. Un garçon, qui semblait familier aux yeux de Warren, entra et se coucha sur le lit, puis appela d’une voix malicieuse une certaine Manon. Peu à peu, la scène envahit son esprit.
Warren recula brusquement lorsque les deux amants commencèrent à s’embrasser langoureusement, il heurta brusquement un vase qui vint s’écraser par terre. C’est en voyant les débris passer à travers lui au ralenti, qu’il comprit que ce qu’il vivait n’était pas réel. Son cerveau tournait à plein régime pour essayer de nommer ce qu’il se déroulait lorsqu'il se rappela une discussion de ses parents qu'il avait surprise aux alentours de 10 ans.
« C’est étrange que Warren n’ai pas encore reçu son don. Penses-tu qu’il est anormal ?
- Non, certains d’entre eux se développent plus tard. Les effaceurs, les rêveurs, les voyeurs...
- Je connais les dons Elias. Tu n’as pas besoin de me faire une liste. »Rêveur. Le songe se poursuivit, et à force d’y prêter attention, il réussit à remarquer les détails burlesques qui leurs étaient spécifiques : quelques phrases sans queue ni tête, un tableau accroché à l’envers. L’explosion du vase avait perturbé les amoureux dans leurs batifolages et ils se disputaient maintenant à propos d’un exposé d’Histoire...
IV/ L’allégeance : un vagabond chez les Al Taïrir« On se retrouve à la cérémonie d’allégeance ce soir. »
Warren se mordit la lèvre, il aurait dû en parler plus tôt.
« Maman je.... je ne suis pas sûr que... »
Les yeux de sa mère devinrent de glace, et une lueur terrible s’y alluma doucement... Son père déjà dans la voiture n’assistait heureusement pas à l’échange.
« Que veux-tu dire ? » la phrase était sèche, sans appel.
« Je.... »
Il se mit à bégayer mais réussir tout de même à formuler ce que sa mère redoutait : un vagabond. Son fils, issu de la célèbre famille Al Taïrir prêtant allégeance au Bate Mevire depuis des générations, devenait un vagabond. Elle ne chercha pas à le convaincre ni à l’écouter s’expliquer. Son armure se referma brusquement autour d’elle et elle prononça ce mot qui la rendit soudainement encore plus inhumaine qu’elle ne l’était déjà :
« Adieu. » Il l’a regarda rejoindre la voiture de sa démarche raide puis disparaître à l’horizon.
Étonnement le directeur de l'école fut très discret, et ne posa aucune question lorsqu'il reçut une lettre signée des parents du jeune homme, demandant son acceptation dans l'internat. Le sérieux et le comportement d'apparence exemplaire de Warren motivèrent son acceptation spontanée, même en milieu d'année scolaire. Il eut heureusement droit à une chambre seule, ses parents avaient tout de même pensé à ça, donnant sur l'extérieur du complexe : sur la liberté.
L'adolescent envoya quelques lettres, désolé du drame familial qu'il venait de déclencher, sa seule réponse fut un mot lui souhaitant un joyeux Noël, précisant l'ouverture d'un compte bancaire. Warren se rendit vite compte que malgré la distance, on ne l'oubliait pas, chaque mois le compte était approvisionné généreusement. Il abandonna les lettres, s'achetant à la place de papier fantaisie, un appareil photo. Encore aujourd'hui, il continue à leur transmettre une fois par mois, une image du monde qui l'entoure. Il faudra encore du temps, pour que les mots reprennent leurs droits.